Textes de Jacques Boesch

24 – Bricologie – Distinction artistique sensible aux détournements d’outils, de techniques ou d’objets mis en situation pour accueillir d’étranges fictions toujours à interpréter. Invention narrative, processus créatif où l’on fait avec ce qui tombe sous la main et vient soudain à l’esprit. Préférences pour des apparaître subjectifs mobilisant l’ensemble des sens, révélant, de l’intérieur, des personnalités à chaque fois singulières désirant faire sens et signes avec leur bricolage. Lucidité culturelle clarifiant des relations insoupçonnées, originales, inhabituelles. Maîtrise enjouée de savoir-faire, habileté technique et spirituelle dans des récupérations aptes aux détournements, recyclages, ruses d’esprits ludiques, intuitions sauvages, dérisions pour l’oblique et les raccourcis artisans, affinités pour ces métaphores révélatrices, sans trop en avoir l’air du caché, de l’oublié ou du taiseux. Émerveillement existentiel devant ces choses menues, sans importance, que l’on récupère et réemploie en usage esthétique, poétique, philosophique. Mise en relations étranges, vertigineuses, parfois subversives, obligeant à interpréter par soi-même, à se positionner. Prose ethnographique contemporaine. Manières d’être plaisante et de faire habilement, surprenantes, pour persévérer, et bien-vivre, malgré tout. Dissidence esthétique et poétique, résistance par la recréation, appropriation. Le bonheur d’être soi en faisant concrètement, à sa façon et par soi-même, à son goût et à son rythme, avec ses mains et son esprit. De joyeuses rencontres, des événements faits pour penser en faisant concrètement. Processus de connaître et de se connaître, de se reconnaître en réalisant. Manière actuelle de sourire à l’existence, d’être attentif à soi, au présent, en résonance à ses préoccupations existentielles, sans compter sur une autre facette jouissive, la bricole, soit la bagatelle. L’expression bricologie renvoie à un mode de pensée, une attitude esthétique et intellectuelle critique qui prête une oreille aux pratiques de rupture sur les parcours inventifs de l’émancipation sociale et politique au sens où pourrait le décrire Jacques Rancière, qui rappelle heureusement que le politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. C’est aussi la capacité de n’importe qui à s’occuper des affaires communes, en particulier celles relevant des domaines poétiques, esthétiques et philosophiques.

25 – Pour des bricoles littéraires – Les mots, assemblés en un certain ordre, font images, signes et sens. Le bricolage ludique convient particulièrement bien à la littérature pour emplir, avec la fiction des mots, le vide laissé par l’absence provisoires des choses et des êtres saisis dans leurs situations. De même, une suite délibérée d’images devient narration. Leurs conjonctions sont des créations originales par un réaménagement fonctionnel d’éléments préexistants, comme l’a souligné Claude Lévi-Strauss. Auteur au style singulier, clair, précis et direct, le bricoleur lettré s’arrange avec les moyens du bord. Il pratique le remploi, détourne de leur usage premier les matériaux à sa disposition. Écrire se fait avec des trouvailles, généralement très simples, à partir de matériaux de récupération, à savoir les expressions communes de la langue. Le contenu de la mémoire, accueillant dans un joyeux bric-à-brac souvenirs personnels, perles surgies d’écritures intuitives, références à de notes de lecture, citations retenues par cœur, toutes des expériences existentielles diversement énoncées. Puis viennent s’ajouter les contraintes choisies que l’auteur s’impose librement, les règles narratives ou fictionnelles, le rythme et la musique des phrases, la forme des textes, le choix des supports, l’envol des imaginaires nés de projets et d’enjeux, les métaphores et les éclaircissements de ce que le créateur veut dire. De mon point de vue, le bricoleur lettré affectionne les publications d’auteur. Chaque livre, coffret ou carnet d’auteur est un objet littéraire et esthétique unique. Entièrement confectionné à la main pour être spécifiquement destiné à son acquéreur, il est numéroté, dédicacé et signé, la reliure cousue à la main. Sur demande, le contenu de ces éditions d’auteur peut être présenté sous forme d’estampe numérique, de leporello ou de portfolio, de coffret ou de cahier, à chaque fois façonné sur mesure. La littérature est un bricolage parce qu’elle est un art de la fiction née des mots proposés en un certain ordre sur un support choisi, souple, pour dire de petites choses essentielles ; elle réemploie, surprend en reprenant infiniment, en réorganisant des détails, des presque rien, de mots timides qui ne font que leur travail de mots sous des regards complices, amicaux, souriants. La règle ultime de ce jeu avec les éléments est de toujours s’arranger avec les moyens du bord, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux. De nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens qu’il détourne du commun, des convenances, de l’habitude. Il joue avec ce qui se trouve à sa disposition, en réserve, des éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe qu’ils pourront bien servir, une fois. Travail à coups d’analogies et de rapprochements, d’associations improbables. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi. Mais en utilisant des résidus et des débris d’événements. Habile, il combine ces éléments pour construire un sens possible. Confronté à son défi, le bricoleur utilise les matériaux pour leur donner une autre signification que celle qu’ils tenaient de leur première destination.

Collages à propos de Dada …

International, Dada est un mouvement intellectuel, littéraire et artistique qui se caractérise par une remise en cause de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Dès 1916, il réunit des artistes et des auteurs ayant en commun le dégoût de la guerre, responsable de la crise des valeurs qu’ils vivent. Revendiquant le droit à la liberté de l’art, leur révolte tend vers une désagrégation des langages verbaux et plastiques. Dans un esprit de calembour et de dérision de l’art officiel, les dadaïstes ont créé des œuvres constituées d’éléments préfabriqués et détournés de leur sens. Pour eux, le collage représente une tentative de « putsch culturel » contre l’art établi. Par le détournement, il s’agit de modifier le regard porté sur les images ou les objets les plus convenus et d’arracher ces derniers à leur contexte habituel pour les placer sous une lumière qui oblige à les interpréter autrement.

Par la distanciation, ils tentaient de déclencher, chez les spectateurs et les acteurs d’une situation, un effet de distance par rapport aux normes dominantes, de façon à interroger l’apparente naturalité de ces dernières. Le principe de distanciation repose sur une représentation subtilement biaisée de la réalité habituelle, visant à mettre en lumière les aspects enfouis ou insolites d’une situation, à provoquer des lectures inhabituelles d’événements habituels ou à faire surgir des significations inattendues ou inespérées.

Dada est donc une affirmation radicale de la liberté de l’homme et du caractère irréductible des manifestations de la vie. Le fait de se faire plaisir, le rire sauvage, ou le pouvoir subversif de l’ambivalence contiendraient en eux-mêmes des valeurs subversives. Les dadaïstes ont fréquenté des zones d’autonomie temporaire, des espaces de liberté, où leurs œuvres pouvaient s’épanouir, où les règles et les conventions de l’ordre dominant s’abolissaient pour un instant au moins. La peinture, les textes (le collage, l’assemblage) ne racontent plus d’histoires, elles exposent leur accomplissement propre.

Dada refuse la logique, les hiérarchies, les gourous et les prophètes. Il exige en revanche la spontanéité, la liberté de chaque individu dans la folie du moment, le saut élégant, la liberté vécue à même les contradictions de la vie. En matière d’art : des œuvres fortes, droites, précises et à jamais incomprises. L’œuvre, ainsi désencombrée de significations imaginaires ou symboliques n’affirme pas seulement des formes et des manières d’être, mais également l’énergie transformatrice qu’elle met en jeu. Une œuvre qui, pour beaucoup, cherche dans l’art une manière de vivre, et réciproquement, dans la vie une réalisation de l’art. Or le sens, c’est la mise en relation. L’art est une aventure spirituelle, existentielle. Où les formes produisent du sens. Et le sens, in fine, vient aux œuvres par les mots. Il s’agit de montrer que les apparences n’ont pas de signification en elles-mêmes et que l’existence des choses est phénoménalement indépendante des interprétations changeantes que les sujets leur ajoutent. C’est la résistance à l’appropriation qui est la marque par excellence de l’œuvre, et c’est sa cohésion d’œuvre qui sollicite la vigilance du lecteur, provoque son interprétation et enrichit sa lecture.

Dada, par sa pratique subversive, prône la confusion, la démoralisation, le doute absolu et dégage les vertus de la spontanéité, de la bonté, de la joie de vivre. Il souligne la fonction créatrice de la parole, son caractère inné, par opposition au discours logique préconstruit.

La poésie, ainsi comprise, est l’expression de la vie elle-même, une manière d’exister.

Toute l’activité Dada est poétique ; il est parfaitement à l’aise dans son jeu consistant à faire éclater les formes traditionnelles de l’art. Ces différentes pratiques orales, scripturales, verbales revendiquent un monde autre, fondé sur une logique nouvelle aspirant à une morale de la création pour tous. Il y a aussi un esprit de révolte absolu, une volonté de rupture, une soif d’authenticité, un immense éclat de rire que nous a légué le mouvement Dada et qui, comme un élixir magique, confère à ses représentants, les « vieillards-dada », une éternelle jeunesse. Dada place avant l’action et au-dessus de tout : le doute. Dada doute de tout !

Dada et le cheval. La dénomination insolite du mouvement « Dada » a fait émerger beaucoup de légendes. Est-ce qu’un des dadaïstes trouva le nom, perdu dans ses pensées, en feuilletant un dictionnaire français ? Ou est-ce que le nom fut inspiré par l’affirmation russe, « da ! » ? D’autres pensent que c’était le logo du producteur de savon Bergmann & co. – un cheval – qui avait inspiré les dadaïstes. L’extrait d’un manifeste dadaïste vient conforter cette version en expliquant que Dada était le meilleur savon au lait de lis du monde.

Dada, des échappées contemporaines

Le défi, aujourd’hui, est d’entreprendre et de réaliser autrement des actions dans l’esprit Dada.

Imaginer, inventer, réaliser en s’inspirant de. Si tant est que Dada n’a jamais été un « mouvement », n’a pas fait « d’art », et surtout ne regroupait pas des « créateurs », auteurs de « procédés » qu’ils utilisaient avec « génie » pour « produire des œuvres ». Cette posture délibérée transforme des interventions contestataires dont le but était bien souvent de remettre en cause le musée, l’art ou l’exposition, en objets muséaux. Cela l’est aussi pour ce qu’on l’on appelle l’art brut, la bricologie, la pataphysique qui refuse de distinguer ce qui est sérieux de ce qui ne l’est guère !) L’enjeu consiste donc à se poser la question de savoir ce que peut signifier Dada aujourd’hui, là où nous en sommes, et s’en inspirer, aux côtés de références à d’autres sources tout aussi inspirantes. Comment cet élan vient à la rencontre de nos histoires respectives, de nos inscriptions, de ce que nous avons déjà entrepris, d’une manière ou d’une autre ? Comment, éternels curieux, nous sommes conscients de nous-mêmes, et conscient du monde qui nous entoure et de ce qui nous arrive de par ces relations ? Comment nous nous distinguons, nos plaisirs, nos désirs, nos dégoûts et nos révoltes aussi ? En fait, comment nous sourions au réel et de nous-mêmes ? et comment nous inventons des histoires afin de donner une forme à nos questions puisque la curiosité reste l’art de se poser des questions.

6 mars 2020